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“Les producteurs ” d’Antoine Bello – du storytelling au réel

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“Les producteurs ” d’Antoine Bello – du storytelling au réel
troisième roman de la trilogie entamée par les éclaireurs

Antoine Bello - Les producteurs

 

 « – Vous citez essentiellement des livres et des films. Ne    confondez- vous pas histoire et    fiction ?
  – C’est la même chose. Absolument et strictement la même chose.»

Cet extrait tiré du roman Les Producteurs », le troisième opus de la trilogie  d’Antoine    Bello entamée avec « Les Falsificateurs » et suivi par « Les  éclaireurs » est sans doute  celui qui résume le mieux le fondement narratif de  ces trois volumes. Cet extrait dit tout : il n’y a pas de vérité, mais des  constructions de la vérité, du réel, de l’actualité, par soi-même ou par des tiers comme le  Consortium de Falsification du Réel (CFR), une organisation ultra secrète dédiée au vaste projet de faire le bien. Quitte à modifier quelque peu le déroulement de l’histoire. Pour ce faire ils font appel à des scénaristes, chargés d’inventer des situations pour influer sur le cours des événements, et des falsificateurs chargés d’étayer et de crédibiliser le scénario en créant ou falsifiant des  documents  pour donner une assise factuelle aux événements imaginés.

Romans purement jubilatoire, on suit tout au long des trois tomes l’ascension au sein du CFR du très doué scénariste pour le CFR Sliv Dartunghuver. Au fil des trois tomes, le lecteur est entraîné dans un tourbillon d’improbables créations, pêle-mêle pour sauver une tribu Boshiman des griffes du diamantaire De Beers; pour faire entrer le Timor-Oriental à l’ONU( un grand moment); ou encore pour faire élire Obama ou inventer Al-Qaida. Foisonnant d’imagination, Antoine Bello brouille les pistes en rebondissant sur l’actualité pour créer la confusion  et interroger le lecteur dans son rapport aux faits et à l’actualité. Une intrication vertigineuse pour le lecteur qui aura parfois du mal à démêler le possible du faux.

Antoine Bello a accepté avec une grande gentillesse d’échanger sur cette trilogie, et de sa relation au réel.

 

FF : Comment vous est venue l’idée de ce roman ?

Antoine Bello : On ne sait jamais quand l’idée arrive, c’est un processus long, de décantation. J’ai commencé les Falsificateurs en1999. J’en ai écrit environ 200 pages à l’époque et je me suis arrêté car j’étais dans une impasse, je manquais de technique, le ton n’était pas là. Etait-ce un roman d’espionnage, d’initiation, des médias, de la littérature ? Pour moi c’est un roman initiatique, et le personnage de Sliv est assez proche de moi et se pose les mêmes questions : réussir sa vie, la sens, la quête existentielle. J’avais l’idée du CFR, l’idée de la découverte de la finalité, mais c’est devenu un background. Les Eclaireurs - Antoine Bello

Je n’ai pas voulu écrire sur les médias, mais plus jeune j’ai été frappé par les charniers Timisoara. Avec la retransmission par CNN des images du charnier, nous assistons en direct à une bascule de l’histoire. Quelques mois plus tard on découvre que ce charnier était loin d’être ce qui était montré à l’image ; et tout d’un coup ce qui a déclenché une insurrection se révèle exagéré. Ce qui m’a choqué c’est le peu de place que la vérité du charnier a occupé dans les médias. On parle beaucoup de la rumeur, mais finalement les faits réels ont moins d’importance.

Contrairement à vos deux précédents romans, en lisant les Producteurs, on a l’impression que vous donnez le manuel pour falsifier le réel

Absolument. Dans le livre que vous avez entre les mains, je vous explique ce que je suis en train de faire : une putain de bonne histoire, les personnages comme-ci comme ça, et bien que je vous explique tout ça il y a une jubilation, une mise en abyme. Je me documente toujours beaucoup, que ce soit sur le storytelling ou l’historiographie. J’ai aussi un réel intérêt pour le journalisme,  la manipulation de l’opinion, les RP.
Les producteurs est à mon sens le plus réussi pour cette articulation entre l’histoire et le fond théorique qui sous-tend le livre, on en sort avec plus de matière à réflexion.

En parlant de storytelling, Ignacio Vargas est un personnage incroyable, scénariste pour Hollywood, il est le créateur de la légende du H1N1 et autres histoires toutes plus grosses les unes que les autres. Il est celui qui décrypte le storytelling et l’explique au lecteur avec ses outrances et  une réelle truculence Aujourd’hui le storytelling est très à la mode et Vargas nous montre un peu la face obscure de cette pratique

Ignacio Vargas… je l’aime tellement ce personnage que m’interrogeais sur l’écriture d’une spin-off de Vargas, consultant en storytelling. Selon les entreprises, le storytelling peut servir au pire comme au meilleur, d’Obama à Goebbels. Tout dépend comment on l’utilise, certains s’en servent habilement à l’instar de Nike qui puise dans les racines de l’athlétisme pour bâtir son storytelling. Trouver l’angle le plus sympathique pour expliquer les valeurs de l’entreprise et donner du sens à ses produits c’est honorable.Il ne faut pas condamner le storytelling, ce serait comme condamner le marketing. Après, dans le cas du H1N1 tel que créé par Vargas, c’est particulièrement vil. Vargas ne résiste jamais à la tentation d’une bonne histoire. Ce cynisme donne un contrepoint à Sliv qui a beaucoup de principes.

Antoinre Bello

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour Vargas, il n’y a pas de vérité, mais des histoires. Vous allez encore plus loin, dans une scène Sliv se remémore les derniers moments précédant la mort de son père et les raconte à Vargas. Lequel affirme, péremptoire, que cela ne s’est pas passé comme ça. Ce qui s’avère. Vous vous inspirez de la science cognitive pour étayer ces faits ?

Oui, je suis de très près les sciences modernes, la psychologie et les sciences cognitives avec en creux cette question : comment faire la distinction entre la réalité et les histoires que l’on se raconte. Il y a deux choses différentes : le passé, les faits, et après il y l‘histoire, la façon dont on connecte tous ces faits pour en faire un narratif. Les historiens comme leur nom l’indique racontent des histoires. La révolution française raconté par Michelet et celle écrit au XXème siècle n’ont rien à voir. .Il y a des histoires et chacun tente de leur donner du sens.

D’où cette citation encore de Vargas « L’histoire est un simulateur de vie, semblable dans le principe au simulateur de vol sur lequel s’entraîne un pilote. Les anecdotes qui émaillent nos conversations, les livres que nous lisons, les films que nous voyons nous préparent aux situations que nous allons rencontrer, nous évitant de coûteuses erreurs et nous permettant de vivre plusieurs existences à la fois. »

Oui, quand on connecte des évènements pour en faire un narratif, celui-ci nous permet d’agir. On donne un sens à cette histoire pour en faire quelque chose, il y a un côté positif, structurant. Le narratif créé nous permet de vivre et de jouer un rôle dans lequel nous sommes à l’aise. Jeune, j’avais une entreprise qui rédigeait les comptes rendus  pour des entreprises très diverses. Outre le côté formateur en termes d’écriture et de situation, le plus frappant est qu’à force d’assister à des réunions importantes avec des gens importants, on s’aperçoit que le mécanisme est toujours le même. Chacun parle en fonction de son intérêt, de sa position, de ses enjeux. Toutes les personnes qui participent aux réunions ne sont sans doute pas conscientes qu’elles jouent un rôle. Mais c’est très profond, c’est dans le cerveau. On passe son temps à se raconter des histoires, cela nous permet de survivre. A mon sens il en va de même avec le storytelling, on consomme de plus en plus d’histoire, et cela sous-tend tous les espaces, la parole publique par exemple fonctionne sous une forme de storytelling. On travaille de moins en moins au profit de l’échange et ce faisant on raconte de plus en plus d’histoires. Nous devenons de plus en plus difficiles à rassasier…

Antoine Bello - LEs falsificateurs  D’autant plus qu’avec Internet, il y a une inflation d’échanges et  d’histoires. Pour le CFR Internet est un problème, la  falsification devient à la fois plus facile et plus complexe.  Chacun peut modifier l’information et finalement, il est difficile  de trouver une vérité. Internet c’est la boîte de pandore ?

 Avec Internet on est dans la quête de divertissement et de  justification. On peut tout trouver sur Internet pour justifier un  raisonnement, une théorie sur la supériorité des races ou autre. On  peut tout  raconter et internet donne des outils à tout le monde sur tous les  sujets.  Typiquement sur Wikipedia, chacun peut falsifier, créer des  notices et  Wikipédia lutte chaque jour contre ça. Je ne suis pas un  moraliste, je  pense qu’il faut former, expliquer.

 

Sans compter l’utilisation des réseaux sociaux, très présents dans « Les producteurs »

Tous les mécanismes utilisés par le CFR sur les réseaux sociaux sont avérés. Ce n’est pas dur de faire de faux profils Facebook pour rendre une personne populaire, on sait qu’il y a en moyenne 10% de faux profil sur Facebook. Propulser un article du New-York Times dans les plus lus et partagés, ce n’est pas difficile non plus, c’est une question de masse critique. Prenons par exemple les problèmes rencontrés par la plateforme Ali Baba. Récemment on découvre que toutes les reviews de produits sont fausses parce que la plateforme met en avant les produits les plus vendus. Conséquence, les marchands créent de fausses commandes pour faire remonter leurs produits par l’algorithme.

En conclusion, la vérité n’existe pas ?

On est dans un monde, ou tout est faux. Il faut compter avec une part de manipulation, de désinformation qui va aller croissante. Mon job d’écrivain consiste à comprendre et expliquer cette situation. Si je peux donner le vertige à mes lecteurs et à les inciter à réfléchir sur la société ou l’on va tant mieux. Chacun aujourd’hui peut créer, c’est une forme de démiurgie. Sliv est l’artisan de son destin, il parle et les choses se font. On a tous ce pouvoir aujourd’hui. Mais au final il y a un vertige : la réalité est morte. Beaucoup ne savent pas négocier ce changement, ils ont un schéma du monde dépassé. Cette instabilité génère de plus en plus d’angoisse, de violence et de refuge dans des idéologies extrêmes. En imaginant la tribu maya, les Chupacs, Sliv veut mettre en avant la concorde et au final fait le pari de la raison et de l’empathie.  A l’identique, je me sens capable de penser « il a sa version des faits », et de comprendre qu’une autre personne face à une même situation n’a pas vu la même chose.

Pour conclure, le big data et l’intelligence artificielle sont des sujets à la mode. Dans “Les producteurs”, vous évoquez l’utilisation par Hollywood d’algorithmes pour créer des blockbuster. Info ou intox ?

Intox. Nous sommes encore loin des scénarios créés par des machines. En revanche, les studios ont des bases de données où ils découpent les scénarios par séquence. Par exemple, ils peuvent rechercher une séquence comportant « un chien dans une famille avec 2 enfants de moins de 10 ans. » et savoir combien le film a rapporté. A partir de ces informations, les scénaristes peuvent très bien dire, “je vais écrire la suite de l’histoire avec un chien et 2 enfants.” Je travaille beaucoup sur ces sujets, et je peux vous annoncer que mon prochain roman emportera beaucoup d’intelligence artificielle…

D’ici là, profitez de l’été pour vous plonger dans la trilogie du CFR et attendez-vous à de inattendu.

Les producteurs

Bonus Track 

Au fil de la discussion, j’ai demandé à Antoine Bello quels étaient les ouvrages de référence sur le storytelling.  D’abord, vous l’aurez compris, je considère les Producteurs comme un nouvel ouvrage de référence sur le sujet 🙂

Je partage la liste :

Rethinking History (Keith Jenkins)
The Business of Belief (Tom Asacker)
The Story Factor (Annette Simmons)
The Triumph of Narrative (Robert Fulford)
Winning the Story War (Jonah Sachs)
America discovers Columbus: How an Italian explorer became an American hero (Claudia Bushman)

 

Bonus track bis.

Pour finir, je ne résiste pas à citer Paul Watzlawick (de l’école de Palo Alto) : “De toutes les illusions, la plus périlleuse consiste à penser qu’il n’existe qu’une seule réalité. En fait, ce qui existe, ce sont différentes versions de la réalité, dont certaines peuvent être contradictoires, et qui sont toutes l’effet de la communication et non le reflet de vérités objectives et éternelles.” in, La réalité de la réalité (confusion, désinformation , communication). Un classique

 

 

 

1 COMMENT

  1. “Nous croyons naïvement que la réalité est la façon dont nous voyons les choses, quiconque les voit autrement devant être par nécessité méchant ou fou” PW

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